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Identité nationale, identité européenne : on veut les deux

LA CONFIANCE, OU COMMENT RASSEMBLER LE TROUPEAU DE CHATS. [18/31] Aussi incroyable que cela puisse paraître, dans un monde férocement individualiste, la confiance pourrait être le socle d’une nouvelle organisation de l’entreprise, voire d’un pays. « La Tribune », en partenariat avec Trust Management Advisors, publie une série d’une trentaine de textes dédiés à la confiance sous ses différentes facettes, sociétale, entrepreneuriale, associant une réflexion de fond et des exemples très concrets issus de cas réels.

Avec le Brexit, la multiplication de gouvernements dits populistes ou les constantes réticences allemandes, l’Europe donne l’impression de se déliter. Comme souvent en pareil cas, certains évoquent le spectre des années 30 et appellent à renforcer le « projet européen » qui serait, selon eux, le seul rempart possible à ce qu’ils assimilent à une résurgence funeste des nationalismes. Mais, se trompant de diagnostic, ils se trompent de solution.

Il faut se rendre à une évidence : les nationalismes, ou plutôt les aspirations identitaires nationales, font et feront toujours partie de l’Europe. Les peuples ont la mémoire longue et qu’est-ce que l’Europe sinon un club de gloires déchues ? Le Portugal, le phare du XVe siècle, nation des grandes découvertes. L’Italie, patrie des arts et berceau de la Renaissance. L’Espagne, qui étendait son empire sur le Nouveau monde. Les Pays-Bas, la puissance commerciale du Siècle d’or. La France, flambeau intellectuel, pays des Lumières et de la Révolution. Le Royaume-Uni, maître des mers et de la Révolution industrielle. À cette liste, on pourrait ajouter l’Autriche, la Suède ou encore le Danemark qui, eux aussi, ont un jour joué un rôle prépondérant. À l’exception notable (et lourde de conséquences) de l’Allemagne[1], tous les pays européens ont eu leur heure de gloire avant de connaître le déclin. Aucun ne l’a oubliée.

Un patrimoine collectif inaltérable et inaliénable

Les nations se structurent autour d’un legs mémoriel qui forme un patrimoine collectif, inaltérable et inaliénable. C’est ce que nous appelons le Contrat invisible®. Pour la plupart des pays européens, le sentiment diffus d’avoir jadis été un phare pour l’humanité constitue une part essentielle de cet héritage, facteur d’identité et de cohésion. Nous autres, Français, devrions comprendre mieux que quiconque à quel point il est difficile de se défaire de ces lointains souvenirs de grandeur et à quel point ils conditionnent notre vision du monde et de l’avenir.

Ainsi, les Européens avancent en marche arrière, l’œil rivé sur un passé idéalisé et pénétrés d’une vague nostalgie pour une sorte de civilisation de cocagne, policée, confortable et bienveillante. À l’inverse des États-Unis, qui ont forgé leur destinée à partir d’une page blanche, l’Europe doit se construire sur ses passés entremêlés, parfois conflictuels, et il lui faut parvenir à créer son propre contrat invisible à partir des identités de ses membres. On peut le déplorer mais c’est une réalité populaire à laquelle il est impossible de se soustraire.

Pourtant, au contraire, cette aspiration des peuples à préserver leur héritage a depuis toujours été étouffée par les décideurs européens qui ne la partagent pas, ne la comprennent pas et même la méprisent. Par principe, ils rejettent toute idée de nationalisme car, pour eux, celui-ci demeure associé à la spirale funeste des conflits du vingtième siècle. Depuis le traité de Rome, prévaut donc l’idée qu’il faut se garder des identités nationales et chercher à les transcender dans une appartenance purement européenne. Ceci a fonctionné tant que la honte et la douleur de l’après-guerre étaient suffisamment présentes dans les esprits, mais avec le renouvellement des générations, les coups de boutoir de la globalisation et l’ouverture à des pays qui, depuis 1945, ont connu une toute autre trajectoire, cet interdit est de moins en moins efficient. Un peu partout en Europe, les vieilles nostalgies ressurgissent et, avec elles, la soif de renouer avec sa fierté passée.

Le moteur qui donne du sens

Beaucoup considèrent ces résurgences identitaires comme un facteur de démantèlement de ce qui a été réalisé jusqu’ici et un frein à toute nouvelle avancée. Or, c’est exactement l’inverse. Elles ne sont pas un facteur de délitement pour l’Europe mais, au contraire, le moteur qui lui donne son sens : celui d’être un bouclier. C’est ce qui explique pourquoi, en dépit des diatribes de dirigeants eurosceptiques, les études montrent que les peuples restent très majoritairement attachés à l’idée européenne. Ils ont conscience que, dans le monde actuel, l’Europe est paradoxalement le seul rempart valable pour les cultures nationales. Et c’est aussi ce qui explique le rythme si singulier et parfois chaotique de la construction européenne : on se dispute et on chicane lorsque tout va bien, mais qu’un péril survienne et tous resserrent les rangs. À l’image des négociations du Brexit, l’unité se reforme et les décisions sont souvent prises avec rapidité et ingéniosité.

Ainsi, contrairement aux idées reçues, l’Europe ne se désagrège pas sous l’effet des nationalismes. Elle continue d’avancer à sa manière, par à-coups, au gré d’évènements qui mettent en évidence son rôle primordial de garant des héritages qui la constituent. Plaider pour un « projet européen » est donc à contre-sens de la dynamique propre à la construction européenne, voire contre-productif car soupçonné de vouloir dissoudre les identités plutôt que les protéger. Sans aller jusqu’à souhaiter plus d’accidents mobilisateurs, il faudrait pour faire davantage avancer l’Europe une reconnaissance du fait national par des partis qui n’en feraient pas l’instrument d’un repli sur soi xénophobe et mortifère, et la prise en compte, dans les initiatives européennes, de l’indéfectible diversité des nations qui la composent.

Construction européenne : moins de stratégie, plus de tactique

Au contraire des États-Unis, l’Europe ne se construit pas sur un territoire vierge, mais sur des terres chargées d’histoire, et son ambition n’est pas d’accomplir un idéal, mais de préserver un héritage de paix, d’identités et de cultures. C’est pourquoi elle avance par à-coups, au gré d’évènements qui la menacent et l’obligent à faire front commun. C’est pourquoi aussi elle est souvent plus sensible que d’autres aux risques émergents, des OGM aux Gafa. C’est pourquoi, enfin, la « protection » ressort comme l’argument ultime de toutes les disputes européennes. Lorsque la Commission européenne rejette la fusion entre Siemens et Alstom, ce sont ainsi deux protections que l’on oppose, celle du consommateur contre celle d’un fleuron de l’industrie continentale. Pour autant, on ne peut pas abandonner la construction européenne au hasard des périls, ni ne rien entreprendre au prétexte d’être tributaire du passé.

La dynamique particulière de l’Europe ne la dispose guère à la stratégie. Les grandes visions font rarement l’unanimité. Elles perdent beaucoup de leur force dans les inévitables compromis et, malgré d’infinies précautions, sont toujours suspectées de vouloir effacer les identités nationales. En conséquence, elles ne bénéficient pas de la visibilité et du soutien nécessaires, peinent à mobiliser et à se décliner en réalisations probantes, manquent de souplesse, s’enlisent dans des méandres administratifs et, en définitive, ne résistent pas aux crises, qui sont le vrai moteur des avancées européennes. Les résultats pour le moins mitigés de la « stratégie de Lisbonne », qui, en 2000, devait faire en dix ans de l’Union européenne l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, illustrent malheureusement ces difficultés. À la stratégie d’un introuvable « projet européen » mieux vaut donc préférer une approche tactique, fondée sur des projets restreints, identifiables et mobilisateurs, ciblés sur les grands piliers de la construction européenne.

1e pilier, l’économie

Premier pilier, l’économie. Indéniable réussite identitaire et pratique, l’euro n’a pas connu le même succès au plan économique car sa mécanique n’a pas favorisé tout le monde, instaurant une compétition de fait entre des pays aux forces inégales. Il est encore temps de corriger le tir et de doter la zone euro des outils budgétaires et des mécanismes de transfert qui permettraient de démultiplier les richesses en les répartissant mieux. Pour éviter l’écueil du grand Meccano institutionnel, fléchir les réticences et donner de la visibilité à la démarche, ces instruments pourraient être mis en place comme des leviers pour des enjeux concrets, érigés en priorités européennes : transition énergétique, mobilités du futur, intelligence artificielle…

2e pilier, les entreprises

Le deuxième pilier, étroitement lié au premier, ce sont les entreprises. Premières concernées par l’intégration européenne, elles en constatent chaque jour les avantages mais aussi les contraintes. Face à une crise de confiance vis-à-vis de la mondialisation et une inquiétude lancinante sur le climat des affaires, l’Europe doit rappeler qu’elle est le seul rempart possible à une concurrence internationale débridée. Au travers de réglementations co-construites et de politiques industrielles volontaires, elle peut réaffirmer avec force sa capacité à protéger les entreprises continentales et à favoriser leur développement.

3e pilier, la citoyenneté

Le troisième pilier, trop souvent délaissé, c’est la citoyenneté. Les Européens savent qu’ils le sont mais ce sentiment d’appartenance est trop rarement une fierté. Il faut faire en sorte qu’ils s’enthousiasment pour des projets que leur pays seul n’aurait pu accomplir, des projets dont l’ambition résonne au quotidien, comme le programme Erasmus, ou dont les sujets valorisent la dimension protectrice de l’Europe, comme la défense, les garanties sociales ou les grandes infrastructures. Sans doute faudrait-il aussi aller plus loin dans la démocratie pour que les citoyens ne se contentent pas de voter pour un parlement dont il faut réexpliquer tous les cinq ans à quoi il sert, mais qu’ils aient davantage de prise sur les décisions.

4e pilier, la culture

Enfin, le quatrième pilier, c’est la culture. Pour une grande part, les tensions actuelles ne proviennent pas d’une défiance envers les institutions de l’UE mais de la méconnaissance mutuelle des pays et des peuples qui la composent. Que savons-nous de l’histoire de la Hongrie, de la littérature balte ou des coutumes slovènes ? Dans chaque pays, l’héritage culturel façonne l’attitude vis-à-vis de l’Europe et des autres pays membres. Des projets culturels d’envergure pourraient contribuer à mieux nous connaître les uns les autres et donc à mieux nous comprendre. Ceci permettrait, par exemple, d’éviter que l’harmonisation ne se fasse au détriment de spécificités locales dont les décideurs ne mesurent pas toujours l’importance aux yeux des populations. Et puis n’oublions pas que la culture reste l’un des grands motifs de fierté de l’Europe et des Européens, qui peuvent se targuer d’une concentration sans de productions artistiques et intellectuelles sans égale dans le monde.

En s’attachant à lancer des projets emblématiques et inspirants sur ces quatre piliers, l’Europe pourrait raviver l’espoir qu’elle a laissé se diluer dans la technocratie et restaurer la confiance dans sa capacité à être davantage une solution qu’un problème. Indispensables à ce sursaut de confiance, les leaders qui lui font aujourd’hui défaut seront des personnalités qui sauront incarner cette Europe qui reconnaît son irréductible diversité, qui la protège et qui s’en nourrit pour être plus riche et plus forte.

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NOTE

[1] Voir, ci-dessous, les articles de notre série consacrés à la relation franco-allemande.

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LES AUTEURS

Jean-Luc FALLOU (Insead, École des Mines) est le président de Trust Management Advisors-Stratorg depuis 1998, il est également le président-fondateur de Trust Management Institute.

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