LA CONFIANCE, OU COMMENT RASSEMBLER LE TROUPEAU DE CHATS. [15/31] Aussi incroyable que cela puisse paraître, dans un monde férocement individualiste, la confiance pourrait être le socle d’une nouvelle organisation de l’entreprise, voire d’un pays. « La Tribune », en partenariat avec Trust Management Advisors, publie une série d’une trentaine de textes dédiés à la confiance sous ses différentes facettes, sociétale, entrepreneuriale, associant une réflexion de fond et des exemples très concrets issus de cas réels.
Si Alexis de Tocqueville naissait aujourd’hui, il n’aurait pas à se rendre en Amérique pour trouver un sujet d’étude. Lui qui y a pénétré avec une stupéfiante acuité les rapports dynamiques entre un système et une société démocratiques serait passionné par ce qui se passe aujourd’hui en France. Il aurait sous les yeux un pays où le système achèverait de se déliter sous l’effet des évolutions sociétales qu’il a lui-même engendrées. La France lui apparaîtrait alors comme la première nation à devoir s’engager dans un monde inconnu, celui de la démocratie extrême.
Nulle part plus qu’en France, l’individualisme contemporain – celui du « troupeau de chats »(1) – ne s’exprime de façon aussi absolue. Bien sûr, dans tous les pays, la trame sociale est agitée par les aspirations individuelles, mais en Amérique, en Asie et dans la plupart des pays européens, les valeurs traditionnelles religieuses, familiales, patriotiques ou communautaires jouent encore un rôle structurant très fort. En France, en revanche, plus rien ne semble s’opposer à la désagrégation sociale, laquelle est maintenant parvenue à son stade ultime, celui d’une juxtaposition d’individus libres et parfaitement autonomes. Mais en y regardant de plus près, la réalité apparaît plus contrastée…
Désarroi, colère et aquoibonisme des Français
En effet, à travers leur désarroi, leur colère ou leur aquoibonisme, les Français expriment leur vertige face à une situation extrême mais aussi paradoxale : d’un côté, ils ne veulent rien céder de leur liberté enfin totale ; de l’autre, ils aspirent à retrouver une structure collective qui leur apporte rassurance et confiance. Inventer un nouveau modèle de gouvernement démocratique adapté à l’ère du troupeau de chats, voilà le défi existentiel que notre pays doit relever avant tous les autres.
Face à un tel enjeu, affirmer que la France est « cassée » serait une erreur fondamentale car de prémisses inexactes découleraient des réponses inappropriées. Certes, la France connaît de nombreux dysfonctionnements et vit sans doute un tournant de son histoire politique et sociale, mais elle n’est pas cassée, et il ne faut d’ailleurs pas remonter bien loin dans le passé pour trouver trace de bien pire délabrement. Malheureusement, ce commerce infondé de la peur, qu’entretiennent certains politiciens et commentateurs sans vergogne, empêche de poser avec lucidité le diagnostic de la situation actuelle du pays. Or, s’en tenir à ce postulat erroné conduirait à vouloir se comporter en dépanneur, donc à envisager des rafistolages qui ne règleraient rien sur le fond. Une fois encore, les politiques seraient accusés de ne rien comprendre et le fossé s’élargirait encore davantage avec les citoyens.
Substituer à la logique du dépanneur, celle du bâtisseur
À la logique du dépanneur, qui s’accroche désespérément à l’ancien monde, il faut substituer celle du bâtisseur, qui aspire à en créer un nouveau. Pour cela, il lui faut connaître trois choses : le terrain sur lequel va s’élever la construction, son objectif et les contraintes auxquelles elle sera soumise. Ici, le terrain, c’est le sol instable de l’individualisme contemporain, qui nécessite un ancrage profond et une répartition large des forces. L’objectif, c’est un modèle démocratique qui instaure une confiance ascendante et non plus seulement descendante ; qui pallie les limites inhérentes à un État centralisé, trop lent et trop distant ; qui redonne à l’intérêt général son sens et sa primauté sans pour autant brimer les intérêts individuels ; qui, pour finir, manifeste visiblement sa justice et son équité. Enfin, la principale contrainte réside dans la délicate articulation des temps du politique. D’un côté, la gestion de la cité nécessite une vision à long terme et des règles globales ; de l’autre, les citoyens réclament plus que jamais des mesures particulières et à effet immédiat. Cette même dualité temporelle doit aussi s’imposer au processus de construction lui-même, chaque nouvelle brique devant servir la vision d’ensemble mais aussi en démontrer concrètement la pertinence.
La France du Grand débat apparaît comme l’immense laboratoire à même de faire émerger cette nouvelle architecture démocratique. Pour satisfaire au cahier des charges ébauché ci-dessus, celle-ci pourrait reposer sur quatre grands principes. Premièrement, un État qui écoute mais qui s’engage car les Français, s’ils veulent être entendus, n’ont aucunement renoncé à un État fort. Deuxièmement, un processus délibératoire de confiance, formalisé et transparent de sa préparation jusqu’à ses résultats. Troisièmement, une visibilité à moyen terme sur l’agenda des débats et des réformes envisagés, gage de lisibilité et d’apaisement. Enfin, quatrièmement, une exigence de rapidité, qui est à la fois un impératif du monde contemporain et la marque de l’engagement. Du débat à la décision, ce modèle inédit rétablirait à la fois la représentativité – sans quoi ce serait la dictature – et la représentation – sans quoi ce serait l’anarchie. Deux écueils aux limites de la démocratie que Tocqueville, dans son exceptionnelle clairvoyance, avait déjà devinés.
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NOTE
(1) Lire le premier article de cette série, « La confiance, ou comment rassembler le troupeau de chats » (consulter le sommaire, ci-après).
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LES AUTEURS
Jean-Luc FALLOU (Insead, École des Mines) est le président de Trust Management Advisors-Stratorg depuis 1998, il est également le président-fondateur de Trust Management Institute.
Bernard PLANCHAIS (X, Ensta) est associé chez Trust Management Advisors-Stratorg et vice-président de Trust Management Institute.
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