LA CONFIANCE, OU COMMENT RASSEMBLER LE TROUPEAU DE CHATS [12/31]. Aussi incroyable que cela puisse paraître, dans un monde férocement individualiste, la confiance pourrait être le socle d’une nouvelle organisation de l’entreprise, voire d’un pays. « La Tribune », en partenariat avec Trust Management Advisors, publie une série d’une trentaine de textes dédiés à la confiance sous ses différentes facettes, sociétale, entrepreneuriale, associant une réflexion de fond et des exemples très concrets issus de cas réels.
L’époque actuelle accorde un grand crédit au débat direct qui serait le gage d’une parole libre et authentique. A contrario, les corps intermédiaires sont perçus comme des filtres superflus, qui déforment le discours et ralentissent l’action. Dès lors, puisque les nouveaux moyens de communication le permettent, il peut être tentant de se passer d’eux. Mais comment, ensuite, recueillir une réponse ordonnée ? Car les canaux court-circuités dans le sens de la descente ne peuvent plus jouer leur rôle dans celui de la montée.
On le voit bien aujourd’hui, à se passer de représentants capables de porter une parole structurée et de traduire les propos vers l’aval comme vers l’amont, on risque la cacophonie – tout le monde parle – et le dialogue de sourds – personne ne se comprend. En l’absence de médiateurs, il n’y a plus personne pour désamorcer les tensions, rétablir les faits et avertir des risques de conflit.
Quand l’impasse mène au conflit
Bien sûr, le numérique et les réseaux sociaux sont passés par là, mais leurs effets sont accentués en France par la mauvaise image dont souffre le dialogue social. De ce dernier, on ne voit le plus souvent que celui qui produit des accords – de préférence dans la douleur et contestés – ou celui dont l’impasse mène au conflit. Il est regrettable que l’on parle si peu de celui, intense et fructueux, qui se déroule au quotidien dans les entreprises, les branches ou les territoires. Certes, il ne donne guère lieu à des avancées historiques mais il met une huile bienvenue dans les rouages du quotidien. La qualité du dialogue social est d’ailleurs un bon indicateur du climat de confiance qui règne au sein d’une organisation tout autant qu’un excellent moyen de l’améliorer.
Loin des clichés, un tel dialogue social, constructif et générateur de confiance, serait pourtant plus que jamais nécessaire aux entreprises. Quelle que soit leur activité, toutes sont en effet aux prises avec une double complexité : d’une part, les mutations technico-économiques de leur secteur ; d’autre part, les évolutions sociétales symbolisées par le « troupeau de chats ». Si la direction maîtrise les premières, les syndicats, qui ont l’originalité d’être à la fois dans et hors de l’entreprise, se font l’écho des secondes. Chacune des deux parties détenant une des clés de l’avenir, le dialogue social constitue donc une rare opportunité de les rapprocher pour que s’esquissent les contours du destin commun.
Dialogue social d’anticipation
Naturellement, l’entreprise n’élabore pas sa stratégie avec les représentants du personnel, mais il ne semble pas aberrant d’envisager avec eux comment se préparer aux défis du futur. Combien de plans pourtant parfaitement ficelés en haut lieu se sont finalement fracassés sur les contingences du réel faute de les avoir anticipées ? Dans bien des cas, un dialogue social en amont aurait pu permettre de ne pas voguer droit sur les récifs, mais d’envisager avant qu’il ne soit trop tard diverses routes de contournement, acceptables par tous. Autrement dit, ce dialogue social d’anticipation ne signifie pas que l’on sera d’accord sur tout, ni que tout est discutable, mais il permet d’identifier en commun les points d’achoppement potentiels, puis d’engager des discussions précoces pour y remédier.
Au contraire du dialogue managérial, dont il est complémentaire, ce dialogue d’anticipation ne se fonde pas sur un plan finalisé qu’il convient d’exécuter, mais sur des scénarios possibles, encore ouverts à la critique et aux suggestions. La transformation digitale de l’entreprise en constitue un bon exemple. Sans que rien ne puisse remettre en cause sa nécessité stratégique, elle demeure souvent amendable du point de vue de son contenu et de ses modalités de mise en œuvre. Et elle soulève rarement une opposition de principe du personnel, mais plutôt une foule de questions concernant les compétences, l’organisation du travail, ou encore les droits et les devoirs de chacun vis-à-vis de la connectivité. Autant de questions qu’il est légitime d’aborder à l’échelon social.
Ancrer le projet dans le réel
Pour la direction, ce dialogue d’anticipation présente de multiples intérêts. Tout d’abord, il l’oblige à mettre à plat différentes hypothèses d’avenir, ce qui lui confère par avance une certaine flexibilité face aux évènements futurs. De plus, ces discussions permettent de recueillir des remarques et des suggestions qui seront utiles pour ancrer le projet dans le réel. Et en prenant très tôt la température sociale sur certains sujets sensibles, on pourra d’autant mieux se préparer à d’éventuelles frictions.
Mais le principal bénéfice de ces échanges est sans doute qu’ils permettent de rassembler le troupeau de chats. À condition que cette démarche ne soit pas perçue comme un marché de dupes et que les représentants du personnel puissent se prévaloir d’avancées concrètes, le dialogue social d’anticipation répond à une demande très forte des individus en général et des collaborateurs en particulier : réinstituer du temps long. C’est, en effet, l’un des paradoxes des évolutions sociétales actuelles que d’exalter l’instant mais de regretter la durée. En dissipant les brumes de l’avenir, le dialogue social révèle un horizon vers lequel se projeter et un chemin collectif pour y parvenir. Ce chemin, les collaborateurs l’emprunteront avec d’autant plus de confiance qu’ils auront, à travers leurs représentants, contribué à le bâtir.
L’AUTEUR
Brigitte WARTELLE (Sciences éco, Celsa RH) est associée chez Trust Management Advisors-Stratorg et auditeur IHEDN (54e session).
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