LA CONFIANCE, OU COMMENT RASSEMBLER LE TROUPEAU DE CHATS [21/31]. Aussi incroyable que cela puisse paraître, dans un monde férocement individualiste, la confiance pourrait être le socle d’une nouvelle organisation de l’entreprise, voire d’un pays. « La Tribune », en partenariat avec Trust Management Advisors, publie une série d’une trentaine de textes dédiés à la confiance sous ses différentes facettes, sociétale, entrepreneuriale, associant une réflexion de fond et des exemples très concrets issus de cas réels.
On est une équipe ! Ensemble pour réussir ! Un pour tous et tous pour un ! Combien de séminaires de direction et d’exercices de « team building » ont-ils résonné de ce genre de mantras héroïques, bien vite oubliés sitôt retrouvées les dures réalités du bureau ? Une erreur courante, et qui se rencontre d’autant plus fréquemment que l’on s’élève dans la hiérarchie des organisations, est de penser qu’il suffit de travailler à plusieurs pour former une équipe.
Qu’il s’agisse des All Blacks, d’une cordée sur les pentes de l’Everest ou de la Patrouille de France, ce qui fonde et forge une équipe, c’est le but qu’elle s’est donné. Sans lui, elle n’existe pas ; pour lui, chacun accepte avec humilité de se fondre dans un mouvement collectif, de mettre ses compétences au service des autres, et de dépasser au besoin sa fonction pour apporter ponctuellement un surcroît de performance ou pallier la défaillance d’un camarade. Bien rares sont les comités de direction où l’on peut en toute franchise se targuer de telles attitudes…
Ambiance tribu, gang ou club ?
En dépit des étiquettes, on rencontre dans les faits assez peu d’« équipes de direction ». Il existe en revanche divers modes de fonctionnement plus ou moins répandus. On trouve par exemple des tribus, petites coteries familiales soudées par des rites et des schémas qu’elles s’attachent à reproduire ; des gangs, tout dévoués à leur chef, seul au sein du groupe à penser et à décider ; ou encore des clubs, où prévaut l’entre-soi et le plaisir d’échanger entre gens de bonne compagnie. Dans tous les cas, le groupe a une raison d’être tacite – perpétuer la tradition, maintenir la loyauté, partager des connaissances… – qui ne saurait se confondre avec le but supérieur et mobilisateur que réclame une véritable équipe.
Deux autres modèles sont encore plus courants car ils découlent directement de la façon dont l’entreprise est pensée, organisée et managée de longue date : le syndic de copropriété et son dévoiement, la mare aux crocodiles. Le syndic de copropriétés se forme lorsque l’entreprise a été découpée en parcelles autonomes et cloisonnées : territoire, ligne d’activité, fonction support, centre de service… Cette organisation permet de clarifier les rôles et à chaque entité de se spécialiser, mais elle créé aussi des fiefs et des chapelles, des populations jalouses de leurs prérogatives, et des dirigeants avant tout focalisés sur la performance de leur domaine. Les efforts sont juxtaposés, les synergies rares, et on ne peut espérer qu’une somme d’optimums locaux, fatalement inférieure au maximum global que viserait une équipe.
Poussé à l’extrême, le syndic de copropriété peut devenir une mare aux crocodiles, dont on pourrait presque faire la métaphore de la quasi-totalité des comités directeurs tant il paraît impossible d’atteindre un tel échelon sans avoir jusque-là tout consacré à sa carrière. Au fil de celle-ci, il n’a pas seulement fallu être bon(ne) ; il a fallu être meilleur(e) que les autres et, surtout, faire en sorte que cela se sache. Être crocodile est une nature et il est peu probable que celui ou celle qui a su se pousser grâce à elle jusqu’à l’ultime cénacle y change tout à coup d’attitude. Loin de l’esprit d’équipe, la compétition et la valorisation personnelle y demeurent leurs seuls aiguillons.
L’assemblée de crocodiles, un modèle périmé
Cependant, aussi courants soient-ils, le syndic de copropriété et l’assemblée de crocodiles apparaissent comme des modèles périmés et ce, pour trois raisons. La première tient à l’environnement extrêmement compétitif et complexe dans lequel évoluent aujourd’hui les entreprises. Les exigences de performance et de vitesse sont telles qu’elles ne peuvent plus se permettre de perdre en efficacité par manque de coopération ou en raison de rivalités intestines. La deuxième raison est qu’il est difficile de prôner un peu partout la collaboration, le décloisonnement, l’agilité et l’innovation sans montrer l’exemple. Pour s’accomplir, la révolution culturelle de l’entreprise doit commencer au sommet. Enfin, la troisième raison, c’est le troupeau de chats, c’est-à-dire une population de collaborateurs autonomes, individualistes et opportunistes. La copropriété leur laisse trop d’interstices par lesquels se faufiler, trop de zones grises où se cacher, trop de divergences dont ils peuvent profiter. Quant au management « à la croco », il ne leur parle pas, les mobilise de moins en moins, et risque même de faire émerger des profils ayant davantage d’ambition que de talent.
Ces travers, dans lesquels beaucoup retrouveront leur propre « codir », ne sont cependant pas une fatalité. Pour le bien de l’entreprise, les top managers sont tout autant capables de se transformer que leurs collaborateurs. À condition de mettre leurs egos (un peu) de côté, l’équipe de direction peut elle aussi devenir une véritable équipe. Comment ? C’est ce que nous verrons dans de prochains articles.
LES AUTEURS
Jean-Luc FALLOU (Insead, École des Mines) est le président de Trust Management Advisors-Stratorg depuis 1998, il est également le président-fondateur de Trust Management Institute.
Brigitte WARTELLE (Sciences éco, Celsa RH) est associée chez Trust Management Advisors-Stratorg et auditeur IHEDN (54e session).